Da Le Point Afrique del 11 novembre 2018
Il premio del “Tanit d’Or” della 29ima edizione delle Giornate Cinematografiche di Cartagine (Jcc) a Tunisi – la più importante rassegna di cinema del Paese nordafricano – è stato assegnato al film “Fatwa” del regista tunisino Mahmoud Ben Mahmoud.
JC DE CHARTAGE – MAHMOUD BEN MAHMOUD: “LE FILM DONNE UNE IDéE DE LA COMPLEXITé DE LA VILLE”
Ainsi, six ans après Le Professeur, Mahmoud ben Mahmoud signe un nouveau long-métrage consacré à la radicalisation religieuse en Tunisie. Fatwa s’ouvre sur un retour au pays. Celui de Brahim (Ahmed Hafiane), Tunisien installé en France où il travaille dans le tourisme, et ce, à la suite d’un événement tragique : la mort de son fils Marouane. Il retrouve son ex-épouse (Ghalia Benali), députée engagée dans la lutte contre l’extrémisme religieux, et entame une reconstitution des derniers mois de Marouane. Était-il heureux ? Qui fréquentait-il ? Très vite, il découvre les liens du disparu avec un groupe salafiste, et son travail de deuil se double d’une enquête.
Empruntant les codes du film policier, Mahmoud ben Mahmoud met en scène la confrontation de deux pratiques de l’islam : celle des salafistes et des wahhabites, dont le discours de propagande est véhiculé dans les mosquées et sur Internet, et celle des modérés tels que Brahim. Lesquels, bien que majoritaires au sein de la société tunisienne, sont quasi absents des espaces médiatiques et des représentations.
Avec Fatwa, le réalisateur connu pour ses fictions et documentaires consacrés à différentes minorités en Tunisie – italiennes dans Poussière de diamants, et africaines dans Les Siestes grenadines – et aux questions de frontières signe une importante œuvre citoyenne. Un appel à la tolérance dans la lignée de son film précédent, Le Professeur (2012), où il revenait, à travers la figure d’un professeur de droit à Tunis à la fin des années 1970, sur la création de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Et sur la nature du pouvoir.
Le Point Afrique : La genèse de Fatwa est complexe. Ce film que le public tunisien vient de découvrir aux Journées cinématographiques de Carthage (JCC) devait à l’origine être tourné en Belgique il y a plusieurs années. Au lieu de cela, vous avez réalisé il y a six ans Le Professeur, avant de revenir au scénario mis de côté. Pourquoi ?
Mahmoud ben Mahmoud : Dans sa version initiale, Fatwa devait être co-financé par la Tunisie, la France et le Luxembourg. Mais les bailleurs de fonds français se sont retirés du projet. La femme étant supposée souffrir beaucoup plus que l’homme dans la société tunisienne, le personnage de la mère, une députée engagée dans un combat contre l’obscurantisme, aurait selon eux dû être mise au premier plan du film. Au lieu de quoi, j’ai choisi de mettre en avant celui du père, qui incarne les valeurs d’un islam à visage humain, en accord avec notre époque. La scène finale – le meurtre de Brahim par le groupe que fréquentait son fils – a aussi fait polémique.
En quoi la révolution de 2011 a-t-elle rendu possible un retour au scénario abandonné ?
Après la chute de Ben Ali, les courants laïcs et salafistes qui se développaient et s’affrontaient jusque-là dans la clandestinité peuvent s’affirmer au grand jour. Jusqu’à donner lieu en 2013 à une tension extrême, marquée notamment par l’assassinat de l’opposant politique Chokri Belaïd, qui a failli déboucher sur une sorte de Saint-Barthélemy, avant d’être surmontée grâce à l’action de la société civile, récompensée plus tard par le prix Nobel de la paix. Il m’a alors été possible de transposer le scénario de départ, situé en Belgique, dans le contexte tunisien. Ce qui m’a demandé des adaptations assez minimes. Issu dans le premier scénario d’une branche pourrie des scouts musulmans qui a depuis été dissoute, le groupe responsable de la disparition de Marouane est par exemple devenu un groupe salafiste.
Ce groupe est l’auteur d’une fatwa contre la mère de Marouane, qui vient de publier un livre où elle développe sa critique de l’islam radical, mais aussi sans doute de plusieurs autres fatwas d’autant plus inquiétantes qu’elles ne sont jamais mentionnées de manière explicite.
En plus de la fatwa publique prononcée contre la mère, le film suggère en effet au moins deux décrets religieux associés à des condamnations à mort. Une contre Marouane, dont on finit par comprendre qu’il a cherché à fuir l’influence de ceux qui l’avaient enrôlé à leurs côtés, et une contre le père, sans qui leur groupuscule n’aurait peut-être jamais été démantelé. Sans qui il aurait pu exécuter sa première fatwa dirigée contre la mère. Ce décret a aussi une valeur symbolique, qui est pour moi la raison d’être de ma fin polémique : si c’est Brahim qui paie, c’est que l’islam modéré qu’il incarne est la cible ultime – et non les laïcs, comme on le pense souvent – des salafistes qui refusent toute concurrence à leur lecture du Coran.
Le fait que Brahim soit installé en France, sans contact avec son fils depuis plusieurs années, illustre bien votre désir d’éviter tout manichéisme dans le traitement de la confrontation centrale. Cette distance a-t-elle également d’autres motivations ?
Installé en Belgique depuis de nombreuses années, je constate que lorsque je reviens en Tunisie, je m’autorise davantage de choses que les membres de ma famille qui y vivent. Si la distance géographique a tenu Brahim éloigné des dernières évolutions sociales et politiques du pays, elle lui offre aussi une certaine liberté et le recul nécessaire pour comprendre des choses qui échappent aux autres. Cela permettait aussi de donner du rythme à l’enquête : son temps en Tunisie étant compté, Brahim se livre à une course contre la montre, afin de rétablir la vérité concernant les circonstances du décès de son fils. Durée pendant laquelle le contentieux ancien qui l’oppose à son ex-épouse évolue vers un apaisement.
C’est la première fois que vous empruntez aux codes d’un genre cinématographique populaire, en l’occurrence le film policier. Pourquoi ?
Si la famille du disparu appartient à une catégorie socioprofessionnelle aisée, j’ai voulu construire Fatwa sur une toile de fond populaire. Tourné dans le souk El Marr, derrière le Palais du gouvernement, le film est un portait de ce Tunis auquel le personnage de Brahim est étroitement lié. À travers les différentes personnes qu’il rencontre et interroge – un boucher, un propriétaire de bar et d’autres habitants des lieux, interprétés pour beaucoup par des non-professionnels du quartier ou par des comédiens qui y ont fait une immersion avant le tournage –, le film donne une idée de la complexité de la ville, de ses paradoxes. Genre populaire par excellence, le film policier m’offrait pour cela un cadre idéal.
Lors d’une rencontre organisée par la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC) qui, depuis sa création en 1950, a beaucoup contribué à diffuser dans le pays une culture cinématographique dont atteste le public nombreux de chaque édition des JCC, Ahmed Hafiane décrivait sa pratique du jeu en termes brechtiens. L’acteur, selon lui, « est censé contribuer au changement de ce monde ». Est-ce aussi votre opinion ?
Ce n’est pas pour rien que, après Le Professeur où il tenait le rôle-titre, Ahmed Hafiane incarne le personnage principal de Fatwa. Si dans le film précédent, je faisais appel à sa conscience de citoyen écrasé par la dictature, c’est cette fois sa conscience d’homme confronté à l’obscurantisme que je sollicite. Au moment des italiennes (répétitions du texte, NDLR) de Fatwa, je suis allé chercher ce qu’il y a de révolté chez cet acteur. Est-ce que la bière, est-ce que la célébration de la nativité du Prophète – interdite par les islamistes, sous prétexte qu’il s’agirait d’un retour à l’idolâtrie – lui sont chers ? En lui posant ce genre de questions, j’ai voulu aller chercher ce qui me touche le plus chez cet interprète, sa sensibilité, qu’il décrit comme un désir de « contribuer au changement de ce monde ».
Fatwa, qui s’ouvre et se conclut par un assassinat, semble assez pessimiste à ce sujet…
Dans Traversée (1982), mon premier film, une scène d’amour a été vue comme une provocation. Je me rappelle par exemple qu’un jour, quelqu’un m’a demandé comment je pouvais associer Dieu à « ça ». Nous sommes en 2018, et j’ai l’impression que les choses ont assez peu changé. Lorsqu’on sait qu’un sondage révèle que plus de 80 % des Tunisiens sont opposés au don d’organes, que la question de la réforme pour l’égalité entre hommes et femmes devant l’héritage ou encore que le projet de dépénalisation de l’homosexualité – aujourd’hui passible de trois ans de prison – suscitent une forte opposition, on ne peut qu’être conscient des épreuves et du temps qu’il faudra pour faire avancer les choses. Les défis qui attendent la Tunisie sont infiniment plus grands que ce qu’une révolution est capable d’apporter. Je souhaite que le cinéma puisse contribuer au renforcement des libertés.